Source : Le Monde
Dans une tribune publiée par Le Monde du 31 décembre,
Roland Goigoux impute de « graves défauts
méthodologiques » à la récente enquête comparative sur les méthodes de
lecture réalisée sous ma direction.
Cette évaluation historiquement inédite a de fait toutes les
raisons de ne pas lui plaire. Elle met en évidence un effet du manuel
considérable alors que ce collègue professe qu'en matière d'apprentissage de la
lecture, « la variable ‘méthode' n'est
pas une variable pertinente ».
Le rendement pédagogique des quatre manuels comparés va
croissant, du plus marqué par la globale à celui qui propose l'approche
syllabique la plus stricte : or Roland Goigoux tourne volontiers la syllabique
en dérision, car elle serait condamnée à des textes d'une grande pauvreté.
Notre enquête enfin montre l'étroite corrélation entre la
capacité de déchiffrage et la qualité de la compréhension, alors que Roland
Goigoux s'est fait le champion d'un travail sur la compréhension dissocié du
déchiffrage. Il est compréhensible dès lors que ce collègue examine nos
procédures d'enquête de près. Mais cela ne l'autorise pas à mettre en cause mon
éthique et mes compétences professionnelles.
Je soulignerai d'abord que je n'ai rien à voir avec la
conception et la réalisation du manuel qui obtient (de loin !) les meilleurs
résultats dans notre évaluation. J'ai mené autrefois des recherches avec l'un
de ses auteurs. Celui-ci m'avait signalé l'efficacité de ce manuel, et avait
suggéré à Vincent Peillon de procéder à des enquêtes d'évaluation. C'est le
refus de ce dernier qui m'a décidé à m'investir dans cette recherche.
Quant à ce que dit Roland Goigoux de l'enquête elle-même,
quiconque pourra aisément vérifier en se reportant au texte du rapport qu'il s'agit
d'autant d'affirmations factuellement inexactes, comme si ce collègue ne
l'avait pas lu.
Ainsi là où le rapport indique que notre analyse ne permet
pas de conclure à « une opposition bloc à
bloc entre méthode mixte et méthode syllabique », et souligne qu'en réalité
c'est « la priorité donnée au déchiffrage
et l'efficacité de son enseignement » qui expliquent « à la fois l'efficacité supérieure de la syllabique et les différences
de rendement des manuels au sein tant des méthodes mixtes que des méthodes
syllabiques », Roland Goigoux me reproche de « faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc » et de
réunir toutes les méthodes mixtes « sans
distinction ».
Le reproche encore de ne pas contrôler la composition
sociale des classes enquêtées est lui aussi inapproprié, puisque très
explicitement, et grâce à la mise en œuvre de modèles de régressions multiples,
d'usage très courant en statistique, nos résultats sont donnés « toutes choses (et au premier chef le diplôme
des parents) égales par ailleurs ». C'est d'ailleurs ce qui limite
l'inconvénient, que le rapport lui-même souligne, de ne pas avoir mesuré les
compétences des élèves à l'entrée au CP, puisque celles-ci sont liées au
capital culturel de la famille.
La dernière affirmation de Goigoux est encore inexacte : « pour établir des différences statistiques
significatives, ils suppriment de leurs analyses les classes dont les
performances finales ne coïncident pas avec leurs attentes ». Sur
l'ensemble de la population enquêtée les différences d'efficacité pédagogique
entre les manuels comparés sont statistiquement déjà parfaitement
significatives !
Effectuer une partie des calculs sur une sous-population de
19 classes sur 23 ne change que l'ampleur des écarts ; et l'existence de 4
classes « déviantes » renforce la
crédibilité de notre enquête plutôt que de l'affaiblir, puisqu'il s'est avéré
que les maîtres concernés avaient conduit les apprentissages à l'inverse de la
vocation propre de leur manuel (à la façon d'une méthode mixte quand il
s'agissait d'un manuel de la syllabique, et vice versa).
Roland Goigoux dirige actuellement une enquête sur grand échantillon
sur l'impact des pratiques des maîtres de CP, dont on peut certainement espérer
un enrichissement de nos connaissances. Je tiens d'avance qu'elle ne pourra
contester ni l'existence ni l'ampleur de l'effet-manuel. En attendant,
j'appelle à la rigueur et à la dignité du débat scientifique. L'enjeu est trop
lourd lorsqu'on sait que des millions de jeunes (à 150 000 par an, ça va vite
!) continuent à sortir de l'école « en grande difficulté de compréhension de
l'écrit ».
Jérôme Deauvieau
(sociologue et statisticien)
Maître de conférences à l'université
Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, au laboratoire Printemps-CNRS et au
Centre de recherches en économie et statistique (CREST).
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