Source : Découvrir
Illustration d'une logique néolibérale
Anne-Marie Duclos
(Université de
Montréal)
[Je trouve que l’analyse faite par Anne-Marie Duclos en octobre 2014 pour le Québec est tout aussi pertinente pour la France et mérite donc d’être
publiée sur ce blog.]
Le Rapport de la Commission royale d'enquête sur
l'enseignement dans la province de Québec des années soixante (rapport Parent,
paru en 1963) recommandait l'élimination des inégalités bloquant les portes de
l'école par la promotion de l'accès à l'éducation pour tous et toutes : « Les écoles de la province de Québec doivent
donc être accessibles à chaque enfant, sans distinction de croyance, d'origine
raciale, de culture, de milieu social, d'âge, de sexe, de santé physique ou
mentale. » (tome I, p. 96).
Aujourd'hui, quelque 50 ans plus tard, les iniquités sont
encore bien présentes à l'intérieur des murs des établissements d'enseignement.
Non seulement le système scolaire québécois ne contribue plus à réduire les
inégalités sociales, mais il les reproduit en adoptant une approche managériale
issue du secteur privé qui favorise principalement, et plus que jamais, les
classes dominantes.
Le néolibéralisme en éducation : quelles implications ?
Les modes d'intervention de l'État en matière d'éducation
découlent directement de la politique dominante de nos sociétés dites
développées. Zajda et Geo-Jaja (2010) soulignent que les impératifs de
l'idéologie néolibérale en éducation affectent le système scolaire en entier, y
compris la nature et la direction des réformes (p. vii). Pour Bihr (2011), le
néolibéralisme « constitue bien ainsi une
idéologie, aujourd’hui non seulement dominante, mais même sans doute unique au
sein du champ politique » (p. 43). De ce fait, il importe de mieux
comprendre ce que sont le néolibéralisme et ses effets.
D'abord, on observe que le pouvoir gouvernemental se
décentralise : l'autorité et la gestion se déplacent vers le niveau local
(association école/parents par les conseils d'établissement) et/ou vers les
entreprises privées. Cette réduction des responsabilités gouvernementales au
profit d'un cadre propice à la concurrence des marchés et des écoles, constitue
une visée bien assumée du néolibéralisme. Milton Friedman (1912-2006), fervent
défenseur du libéralisme qui deviendra le néolibéralisme que l'on connaît
aujourd'hui, mentionne dans son célèbre ouvrage Capitalisme et liberté (1971)
– version française de Capitalism and Freedom (1962) :
« Le marché, cependant, réduit grandement le champ des questions auxquelles doivent être données des réponses politiques, et par là minimise la mesure dans laquelle il est nécessaire que les pouvoirs publics participent directement au jeu. [...] En ôtant à l'autorité politique le droit de regard sur l'organisation de l'activité économique, le marché supprime cette source de pouvoir coercitif. » (p. 30-31)
Le néolibéralisme s'exprime ensuite, entre autres, par
l'accroissement des interventions “privées” dans les sphères publiques, dont
l'éducation, au nom de la promotion de la liberté individuelle, de l'économie
de marché et de l'efficacité collective. Bien qu'il prône le retrait presque
complet du pouvoir de la collectivité dans les domaines dits publics, « le néolibéralisme nécessite le recours à la
puissance publique, non plus pour faciliter le bon fonctionnement du marché ou
en compenser les défaillances, mais pour construire un cadre propice à la
concurrence » (Desjardins, 2008, p. 1). La logique néolibérale applique
donc des méthodes managériales propres à l'entreprise privée, modifiant
notamment le rôle économique et politique de l'État dans les secteurs publics
en laissant place à la privatisation, à l'économie du savoir et à la
reproduction des inégalités (Laval, Vergne, Clément et Dreux, 2012).
[…]
Gérer un système éducatif québécois comme une colonne de
chiffres
Au Québec, la Convention de partenariat (MELS, 2009) issue
du projet de loi n° 88 modifiant la Loi sur l'instruction publique explique
assez clairement les poussées managériales sur le système éducatif. Claude
Lessard, président actuel du Conseil supérieur de l'éducation, et son collègue
P.-D. Desjardins mentionnent :
« [...] la loi 88 prévoit des encadrements plus musclés pour des écoles et des commissions scolaires qui n’atteindraient pas les cibles quantitatives déterminées dans la convention. [...] Si on ajoute la pression exercée sur les écoles publiques par la publication annuelle du Classement des écoles de l’IF [institut Fraser], on ne peut que constater la multiplicité et la force des pressions qui pèsent sur les écoles dans une perspective d’obligation de résultats. » (Desjardins et Lessard, 2011)
Il ne serait pas trop osé d'affirmer que cette régulation
bureaucratique verticale accompagnée de standards quantifiés tels les profits
d'une entreprise serait une conséquence directe de la concurrence et des
pressions économiques marquées par le néolibéralisme. Comme Maurice Tardif
(2013a) le souligne : « Depuis les années
1990, le new public management et
la GAR (gestion axée sur les résultats) ont passablement chamboulé les règles
de gouvernance du système éducatif québécois. » (p. 225). Ce désengagement
de l'État au profit des entreprises privées, tout comme la formation – qui tend
à ressembler de plus en plus à la production d'une main-d’œuvre “utile” –, non
seulement nuirait à l'égalité des chances prônée par notre système d'éducation,
mais dévaloriserait la « formation aux
humanités [qui] conduit à des citoyens qui pensent et surtout qui s'interrogent
et interrogent » ().
L'égalité des chances pour tous et toutes ainsi que les fondements
démocratiques et humanistes de l'éducation sont ainsi relégués aux oubliettes.
Quels citoyens ce nouveau paradigme va-t-il “formater” ?
Le néolibéralisme et l'austérité en éducation au Québec
En plus d'encourager la compétitivité performante et la
méritocratie (Dubet, 2013), le néolibéralisme entraîne un transfert de la
responsabilité et du coût de l'éducation de la société vers l'individu. En
2012, la tentative du gouvernement du Québec d'augmenter les frais de scolarité
d'environ 75 % s'inscrivait dans cette perspective. Il en est de même des
coupures répétées dans le domaine de l'éducation par coups de dizaines de
millions de dollars, qui affectent les commissions scolaires et les écoles,
mais jamais les élèves, nous dit-on...
Dans cette “déconcentration”, l'individu doit assurer sa
propre qualification et développer lui-même son employabilité. Ainsi, la
logique néolibérale en éducation défavorise les groupes déjà désavantagés et
accentue les inégalités scolaires, ce qui contribue à la reproduction des
iniquités sociales. En ce sens, les visées du rapport Parent de garantir des
possibilités égales, pour tous les Québécois et Québécoises, d'un réel
affranchissement social ne sont pas atteintes.
Les conséquences du néolibéralisme sur le système éducatif
québécois prennent donc diverses formes : 1) des politiques et réformes
éducatives austères basées sur la compétitivité et les impératifs financiers,
et qui accroissent les inégalités ; 2) des mesures de contrôle et de reddition
de comptes des enseignants jumelées à une intensification du travail et à une
importante précarité professionnelle ; 3) des attaques invisibles et
opportunistes des missions éducatives fondamentalement démocratiques et du rôle
émancipateur de l'école.
Les lois actuelles ainsi que les données officielles
laissent transparaître une reproduction des inégalités sociales, une gestion
managériale issue des entreprises privées et un système d'austérité bien en
place dans le système d'éducation au Québec. Dans ces circonstances, il est
plus que temps de réviser notre conception de l'équité indépendamment des
indices économiques, sociaux et culturels. La réflexion critique et l'action
sociale représentent certainement des outils indispensables dans la lutte
contre le néolibéralisme, cette logique destructrice pour l'éducation.
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