Source : Le Café pédagogique
Votre livre propose
des études de cas en France, au Québec, en Hongrie, en Israël, en Suisse, etc.
On a l'impression que le pilotage par les résultats est quelque chose
d'universel qui déferle sur tous les pays développés et même au-delà. Est-ce le
cas ?
Oui d’un côté, on peut dire qu’il y a un assez remarquable “air
de famille” dans les politiques de “gouvernance des systèmes scolaires”
développées depuis une vingtaine d’années dans la majorité des systèmes
éducatifs des pays de l’OCDE. Ces politiques ont des ingrédients communs
dérivés de la doctrine assez protéiforme du “nouveau management public”, qui
est ancien déjà mais pénètre de plus en plus le monde éducatif, pourtant réputé
être un monde un peu à part. Ingrédients communs, avec la mise en place
d’outils de pilotage et de régulation à distance des performances des
organisations et acteurs scolaires au niveau local, par un État de plus en plus
“évaluateur” selon le mot de Guy Neave. À des degrés et selon des modalités
diverses, mais de façon de plus en plus visible, les États mettent en place des
systèmes d’indicateurs nationaux, parfois de longue date comme en France ou au
Québec, mais c’est plus récent en Belgique ou en Hongrie. Par ailleurs, la mise
en place de ces modes de régulation des systèmes éducatifs se fait pour
améliorer l’efficacité éducative, réduire les inégalités, améliorer
l’efficience. L’école est donc de plus en plus pensée comme un système de
production, dont il faut fixer les objectifs opérationnels, mesurables,
lesquels servent de standards pour en évaluer voire en prescrire les résultats.
Cela implique dès lors aussi la définition d’objectifs
d’apprentissage pour un curriculum éducatif donné, des dispositifs d’évaluation
des résultats des élèves, évaluations externes à grande échelle d’origine
nationale ou internationale (PISA), qui servent alors pour comparer les
performances des écoles, voire des classes et des enseignants. Ces évaluations
peuvent être anciennes dans certains pays (au Québec, en France, mais pas en
Belgique), mais la nouveauté réside dans le fait qu’elles sont supposées servir
de point d’appui pour le “pilotage” des actions à tous les niveaux d’action. De
plus, dans certains pays, de vrais mécanismes formels de reddition de compte
sont mis en place, comme au Québec. Les Commissions scolaires au niveau
intermédiaire ou les établissements ont des plans de réussite, chiffrés, par
rapport auxquels ils doivent régulièrement “rendre des comptes” soit à
l’autorité de tutelle, soit aux parents et communautés locales. Définition
d’objectifs chiffrés, de “standards” d’apprentissage, dispositifs d’évaluation
externes aux modalités variables, et enfin responsabilisation voire reddition
de compte des écoles et enseignants quant à leurs résultats effectifs, tels sont
les ingrédients de ces politiques.
Si on peut parler de tendance internationale, cela ne
signifie pas que toutes ces politiques soient identiques dans les faits. Les
études de cas qui constituent le cœur du livre permettent ainsi de montrer que
ce pilotage par les résultats prend des formes différenciées en fonction des
contextes, de même qu’elles permettent d’interroger les effets de ces nouveaux
modes de régulation des systèmes éducatifs à différents niveaux d’actions :
national, régional et local. Car les “ressorts” concrets à travers lesquels on
espère améliorer les performances et changer les pratiques éducatives, varient
en fonction des contextes nationaux et locaux, des particularités culturelles,
politiques et idéologiques des pays. Ainsi, en France ou en Belgique, c’est
surtout la “responsabilisation réflexive” des enseignants et directions
d’école, par leur confrontation aux résultats des élèves ou de l’école qui vise
à enclencher un processus d’amélioration des pratiques pédagogiques et gestionnaires.
Au Québec, la demande de reddition de compte devient plus formelle et il ne
s’agit pas seulement de responsabilité morale des professionnels ; l’impact sur
la régulation des pratiques enseignantes semble plus fort. En Hongrie,
également. Mais on n’assiste pas dans les contextes analysés, à des politiques
d’accountability dites “dures” de
certains États américains où des “enjeux forts” y sont liés : changement du
staff de direction en cas de performance durablement insuffisante, des salaires
ou des carrières liés à la performance pour les enseignants, des incitants pour
favoriser des changements d’école des parents insatisfaits de l’établissement
scolaire de leurs enfants par exemple.
Certains, je pense à
Philippe Meirieu par exemple, disent que ces politiques entrainent une
prolétarisation du travail enseignant. Qu'en pensez-vous ?
Je pense que ces politiques posent effectivement des enjeux
importants pour les enseignants, leurs organisations syndicales et
professionnelles, enjeux du point de vue de leur autonomie professionnelle
(technique mais aussi morale), du point de vue de leur expertise, de leur
pouvoir comme groupe professionnel. Et effectivement, dans de nombreux pays,
les organisations syndicales enseignantes ne s’y trompent pas et voient effectivement
des risques importants émerger autour de ce “pilotage par les résultats” : par
exemple, au Québec ils s’y opposent de façon assez constante depuis 10 ans.
Cependant, je n’utiliserai pas pour souligner ces dangers le terme de “prolétarisation”
par opposition à la “professionnalisation” des enseignants, la première visant
à souligner à la fois la perte de prestige, la tendance à la perte de
qualification et d’autonomie des enseignants, alors que la “professionnalisation”»
impliquerait l’inverse. Posé ainsi, le débat me semble surtout polémique.
Il me semble que l’enjeu se pose autour du type de
professionnalisme enseignant que ces politiques risquent de générer : veut-on
développer une définition managériale du professionnalisme, un professionnalisme
étroit où le “professionnel” se réduit à une capacité à atteindre les objectifs
qui lui ont été assignés (ce qui suppose une expertise et une relative
autonomie de moyens ; l’enseignant devient en fait un “exécutant qualifié”) ou
bien un professionnalisme plus large, vocationnel dirait Elliot Freidson, qui
implique en plus, un jugement éthique, une autonomie de réflexion et de
jugement, ménageant une possibilité de dérogation, une latitude face aux
décisions ou choix proposés/imposés par une autorité organisationnelle ou des
usagers, si par exemple ces choix heurtent fortement les jugements du
professionnel, du point de vue technique ou éthique. Les politiques de
régulation par les résultats me semblent appeler une redéfinition du
professionnalisme dans un sens plus étroit et managérial du terme. Surtout
lorsque ces politiques s’accompagnent de prescriptions sur les pratiques
enseignantes, et d’enjeux “forts” pour les écoles et les enseignants.
Peut-on parler de
rupture idéologique pour le monde enseignant ?
Je ne pense pas qu’il y ait rupture au sens où on passerait
d’un coup d’un modèle à l’autre. Effectivement, les politiques de pilotage par
les résultats tendent à faire évoluer le professionnalisme enseignant, mais de
façon différente selon les systèmes. Par ailleurs, on peut dire que cette
focalisation sur la performance et sur les résultats dans les systèmes
éducatifs participe d’un passage (entamé déjà depuis plusieurs décennies) d’une
conception de l’école comme institution vers une conception de l’école comme un
système de production : production de compétences, de résultats…
Cela affecte-t-il
aussi le travail des élèves ?
Lorsque l’on parle “d’affecter” le travail des élèves, si la
question a trait aux effets du pilotage par les résultats sur cette dimension,
il faut d’abord définir ce que l’on entend par travail des élèves… Est-il
question de l’organisation des apprentissages au sein de la classe, des
contenus enseignés, des curriculums prescrits à un niveau national, ou encore
des résultats des élèves ? Dans le livre, Nathalie Mons discute les résultats
de recherches dans le champ de l’économie de l’éducation menées dans des
contextes anglo-saxons qui nous donnent des informations sur l’effet des
politiques de régulation par les résultats sur ces dimensions, notamment
lorsque l’accountability est “dure”.
Ces recherches ont mis en exergue le phénomène du “teaching to the test” avec une centration des enseignements en vue
de la réussite des élèves aux examens et sur les matières à “forts enjeux”.
D’autres études concluent à une focalisation des enseignants sur des objectifs
strictement cognitifs et au développement de pratiques pédagogiques davantage
axées sur la mémorisation rapide. S’agissant de la motivation des élèves,
certaines études ont démontré que, si le testing
peut amener les élèves à travailler plus, il aurait néanmoins des effets
négatifs ou neutres sur une motivation intrinsèque, le plaisir d’apprendre. On
voit donc que les effets du pilotage par les résultats sur le “travail” des
élèves restent à développer.
D’autre part, ces recherches dans le champ de l’économie de
l’éducation n’interrogent pas les fondements normatifs du pilotage par les
résultats, et peu ses effets selon une perspective critique, perspective au
cœur des travaux que mène la chaire de recherche du Canada en politiques
éducatives dont je suis titulaire. Cette perspective davantage critique est
aussi au cœur du livre L’école à
l’épreuve de la performance. Yves Dutercq y questionne par exemple les
conséquences de la performance comme outil de gouvernance sur les enseignants
de l’école primaire en France.
Ces pilotages
promettent d'améliorer l'efficacité des systèmes éducatifs. Est-ce réellement
le cas ?
Sur la dimension d’efficacité, certaines recherches,
particulièrement aux États-Unis, montrent un effet positif des politiques d’accountability sur la réussite des
élèves avec des gains le plus souvent en mathématiques et pour les niveaux de
scolarité les plus élevés. Pour d’autres, les programmes d’accountability à l’échelle de l’État augmenteraient les résultats
seulement aux tests externes et dans le cas de tests à forts enjeux. Néanmoins,
ils ne participeraient pas de la réduction du taux de décrochage élevé au
secondaire, facteur d’équité. Ces recherches montrent que les gains de réussite
varient également fortement en fonction de l’année d’étude, de la discipline et
des populations ; ils ne sont pas non plus stables dans le temps. De plus, ces
études montrent que les directions d’établissements ou les enseignants peuvent
avoir recours à des comportements stratégiques dans le but d’augmenter les
résultats de leurs écoles et élèves : maquillage des chiffres, focalisation sur
les élèves les plus aptes à augmenter les standards… Les effets du pilotage par
les résultats sur l’efficacité des systèmes scolaires sont donc, toujours à
mettre en perspective avec un ensemble d’effets imprévus ou “pervers” qui
peuvent résulter de cette focalisation sur les résultats dans les systèmes
éducatifs.
Ils visent aussi la
réduction des inégalités. Est-ce ce qu'on observe ?
Ce point est un point sensible pour lequel il est difficile
d’observer un consensus dans les résultats de recherches (voir le chapitre de
Mons) ; les politiques de pilotage à forts enjeux ne semblent pas réduire les
écarts de résultats entre groupes ethniques aux États-Unis. Si on fixe des
standards élevés, qu’on sanctionne différents acteurs qui n’atteindraient pas
les résultats escomptés, les difficultés se cristallisent au sein des écoles
qui accueillent les publics les plus défavorisés en termes de bagage scolaire
et académique. Ce sont les écoles les plus défavorisées et les élèves les plus
en difficulté qui sont le plus en proie à des difficultés pour rejoindre les
objectifs fixés. La question porte alors sur les mesures d’accompagnement et de
soutien à disposition de ces écoles et des élèves les plus faibles pour
améliorer leurs performances. Cela interroge l’articulation entre divers
instruments politiques : les évaluations externes, les politiques de soutien,
la formation continue, le type de responsabilisation et de reddition de compte
des équipes. Ainsi, une étude de cas belge dans le livre, montre que des
dispositifs d’évaluation externes et de responsabilisation “douce” peuvent
aller de pair avec une mobilisation des établissements et des enseignants sur
l’amélioration des objectifs de réussite, à condition de mettre en place leur
implication dans la construction du dispositif d’évaluation et
d’accompagnement. Une question cruciale porte donc sur les modalités par
lesquelles on associe et on implique les équipes locales dans ces dispositifs
souvent “verticaux”. Les effets de ces politiques de régulation par les
résultats et de leurs modalités concrètes sur la réduction du lien entre
inégalités sociales et scolaires restent donc à questionner davantage, ce qui
est d’ailleurs le sujet de travail d’une de mes doctorantes, Annelise Voisin.
Mais il s’agit aussi d’interroger la définition même et les implications de ce
focus sur la notion de performance et sur les implications de cet accent sur la
performance pour l’institution scolaire. Ce dernier point pouvant être vu comme
la problématique qui traverse l’ensemble de l’ouvrage.
Propos recueillis par François Jarraud
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Les commentaires reçus n’ont pas tous vocation à être publiés.
Étant directeur de publication de ce blog, seuls les textes qui présentent un intérêt à mes yeux seront retenus.